Michel Boucey

Avoir Un Monde

De la concrétion du Je transcendantal dans la philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl

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La phénoménologie est, en un sens absolument élargi, une gnoséologie, c’est-à-dire une théorie critique de la connaissance. En tant que telle, elle répond au problème que pose le fait de tout acte de connaissance, qui est de savoir si et comment le sujet de la connaissance atteint véritablement l’objet tel qu’en lui-même, ou en soi, dans l’acte de la connaissance. Dans L’idée de la phénoménologie, Husserl pose de façon canonique le problème : « ce qui devient problématique, c’est la possibilité, pour la connaissance, d’atteindre un objet qui pourtant est en soi-même ce qu’il est ». La formulation aporétique de ce passage dit bien la difficulté de penser l’acte même de la connaissance en tant que saut que doit effectuer le sujet hors de lui-même vers l’objet en lui-même ; et ce, dans la présupposition de leur extériorité réciproque. L’objet, en tant qu’objet de la connaissance qui nécessite de la part du sujet un saut hors de lui même, au-delà de lui-même, est alors dit être une transcendance au regard du sujet ; par cette dénomination, l’objet de la connaissance acquiert son statut problématique : « le problème de la théorie traditionnelle de la connaissance est celui de la transcendance » ; « si nous regardons de plus près ce qui est si énigmatique et ce qui nous met dans l’embarras lorsque nous commençons à réfléchir sur la possibilité de la connaissance, alors c’est sa transcendance ».

La phénoménologie pose le problème de la transcendance dans toute son ampleur en prenant pour objet problématique la notion de monde, laquelle peut en effet être définie en termes gnoséologiques comme totalité de transcendances, ou mieux encore transcendance (des transcendances). L’attitude théorique phénoménologique se démarque ainsi par là de toute autre : « dans l’attitude théorique que nous appelons naturelle, l’horizon qui circonscrit toute espèce d’étude est caractérisé dans son ensemble par un mot : le monde. « L’attitude théorique naturelle en effet prend place au sein du monde, nous pouvons en cela la qualifier d’attitude intra-mondaine. En prenant le monde non dans sa globalité mais comme son simple englobant, l’attitude naturelle présuppose le monde sans jamais en faire un objet d’étude, sans jamais interroger ce qu’est le monde, a fortiori, ce qu’est un monde en général ; cette attitude relève bien de « l’attitude d’esprit naturelle » qui n’a « aucun souci d’une critique de la connaissance ». L’attitude phénoménologique considère le monde en tant qu’objet propre de son travail théorique ; elle est extra-mondaine et contre nature.

La méthode phénoménologique de l’épochè va permettre le passage de l’attitude naturelle envers le monde à la considération phénoménologique du monde en tant que transcendance, c’est-à-dire en tant qu’objet maximalement étendu de la problématique gnoséologique : « au lieu de demeurer dans cette attitude [naturelle], nous allons lui faire subir une altération radicale. » Epochè - du grec épikhein, suspendre – renvoie depuis les sceptiques grecs à la notion de suspension du jugement. Cette mise en suspens phénoménologique du jugement est dite aussi par Husserl mise entre parenthèses ou mise hors circuit : « il nous faut [...] mettre [le monde] entre parenthèses sans l’attester, mais aussi sans le contester ». Par monde, Husserl entend « le monde, pris dans sa totalité, posé dans l’attitude naturelle, réellement découvert par le moyen de l’expérience » ; c’est le monde naturel (natürliche Welt). Monde auquel il faut joindre les discours portant sur la réalité puisque chacune de leurs propositions se donne comme « une vérité portant sur l’effectivité de ce monde », et, ajoute-t-il, « toutes les théories, aussi bonnes soient-elles [...] et toutes les sciences qui se rapportent à ce monde [naturel] doivent subir le même sort » ; en effet, ne font-elles pas parti du monde ? Nous voyons par là que la suspension phénoménologique du jugement n’est pas un vain mot, puisque le concept étendu de monde enveloppe les discours nécessairement judicatifs à propos du monde naturel ; mais qu’en est-il à propos de ce dernier, au sujet duquel ses jugements sont portés ? A-t-il fait à proprement parler l’objet de la part de l’attitude naturelle d’une assertion tel que « le monde (naturel) est » ? Non, »c’est au monde que réfèrent toutes les sciences, et, avant elles déjà, la vie agissante. Précédent tout, l’existence du monde va de soi, à tel point que personne ne songera à le dire explicitement en une quelconque proposition » ; cependant nous avons vu que l’attitude naturelle présuppose le monde dans son activité, par exemple celle de porter des jugements théoriques sur le monde naturel. N’est-ce pas là quelque chose comme un jugement implicite sur l’existence du monde ? N’est-ce pas là une « thèse potentielle et implicite » portant sur la réalité, ce qui certes « ne consiste naturellement pas dans un acte original, dans un jugement articulé portant sur l’existence [du monde naturel]« , mais qui peut cependant être traitée de la même façon qu’une thèse portée grâce à n’importe quel jugement explicite ? Husserl appelle cette croyance qui pose la réalité en tant qu’existante, dont précisément « l’existence [est] spatio-temporelle », la position ou thèse (générale) de l’attitude naturelle. Husserl explicite comme suit la thèse naturelle : « je trouve sans cesse présente, comme me faisant vis-à-vis, une unique réalité spatio-temporelle dont je fais moi-même partie, ainsi que tous les autres hommes qui s’y rencontrent et rapportent à elle de la même façon. La réalité effective [Wirklichkeit] [...], je la découvre comme existant et je l’accueille, comme elle se donne à moi, également comme existant. Je peux mettre en doute et récuser les données du monde naturel : cela ne change rien à la position (à la « thèse ») générale de l’attitude naturelle. « Le monde » est toujours là comme réalité. » L’épochè phénoménologique en tant que phénoménologique a pour objet la thèse de l’attitude naturelle ; elle est suspension de la croyance effectuant la position de l’existence du monde naturel ; le régime de l’épochè fait ainsi que « le caractère de position est devenu sans force » ; « le monde, pris dans sa totalité, posé selon l’attitude naturelle, réellement découvert par le moyen de l’expérience [...] n’a [maintenant] plus pour nous de valeur « . C’est sur cette thèse naturelle que se développe l’attitude théorique de même nom ; c’est elle qui élabore des discours au sujet de ce monde en le présupposant. L’attitude théorique naturelle tombe par conséquent sous le coup de l’épochè : « toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel, [...] je les mets hors circuit ». La phénoménologie ayant dorénavant soumis le monde, à savoir le monde naturel et les discours prétendant à la vérité à son sujet, au régime de l’épochè phénoménologique, nous ne savons pas encore par là ce que cela veut dire pour le monde d’être mis entre parenthèses.

Que cela signifie-t-il pour le monde, et en premier lieu pour le monde naturel, d’être soumis au régime de l’épochè phénoménologique ? « La phénoménologie englobe réellement l’ensemble du monde naturel et tous les mondes idéaux qu’elle met hors circuit : elle les englobe en tant que sens « monde » [Weltsinn] » ; « tout ce qui est mis hors circuit au sens phénoménologique demeure néanmoins [...] dans le cadre de la phénoménologie [...] les effectivités réales et idéales [die realen und idealen Wirklichkeiten] mises hors circuits sont représentées dans la sphère phénoménologique par la multiplicité totale des sens ». Quelle est donc cette « multiplicité totale des sens » sinon la définition même du monde atteint par et dans l’épochè phénoménologique ? En acquérant ce concept de monde grâce à l’épochè, la philosophie phénoménologique accède à un objet proprement théorique ; puisque son discours se rapporte à une multiplicité et plus particulièrement à cette multiplicité, elle peut faire à strictement parler, une théorie du monde. Rappelons en effet le rapport conceptuel entre multiplicité et théorie, posé par Husserl dans toute sa généralité formelle dans les Recherches logiques I : « le corrélat objectif du concept de théorie possible, déterminée uniquement quant à sa forme, est le concept d’un domaine possible de connaissance, pris en général, qui doit être dominé grâce à une théorie ayant une telle forme. Or, un tel domaine, le mathématicien l’appelle (dans sa sphère) une multiplicité. » En tant que la philosophie phénoménologique doit élaborer cette théorie du monde, elle doit nous dire d’où provient ce sens « monde » et comment il advient.

Avec l’épochè phénoménologique, nous « n’avons proprement rien perdu, mais gagné la totalité de l’être absolu, lequel [...] recèle en soi toutes les transcendances du monde, les « constitue » en son sein. » Qu’est-ce à dire ? 1/ cet être absolu est celui de la « conscience pure » ou conscience transcendantale, ou encore subjectivité transcendantale. Elle est l’objet propre du travail phénoménologique, dont l’accès a été conquis grâce à l’épochè phénoménologique : « la conscience a en elle-même un être propre [Eigensein] qui [...] n’est pas affecté par l’exclusion phénoménologique. [Elle] constitue une région de l’être originale par principe, et qui peut devenir en fait le champ d’application d’une nouvelle science, – bref de la phénoménologie » ; l’épochèphénoménologique a ainsi « livré l’empire de la conscience transcendantale : [c’est] en un sens déterminé l’empire de l’être « absolu » » ; 2/ dans ce passage, Husserl introduit l’idée – entre parenthèses, comme avec des pincettes, au moment où il l’énonce dans Ideen I - qu’il y a constitution du monde, comme totalité des transcendances, par la conscience transcendantale. La constitution désigne la théorie phénoménologico-transcendantale du monde et même d’un monde en général, en tant que multiplicité des sens pouvant accéder à la conscience : « expliciter l’imbrication totale des opérations de la conscience qui mènent à la constitution d’un monde possible – d’un monde possible : cela veut dire qu’il s’agit de la forme essentielle : monde en général, et non de notre monde de fait, réel – telle est la vaste tâche de la phénoménologie de la constitution ». Vaste tâche, puisque ce travail doit être poursuivi jusqu’à ce que soit intelligible qu’une communauté puisse vivre dans un même monde, et même absolument parlant, que nous puissions tous vivre dans un monde commun ; en effet, « le sens transcendantal du monde doit finalement se découvrir à nous jusque dans son intégrale concrétion où il est notre monde vécu permanent à nous tous. » Une conscience devient possible en tant que corrélat d’un monde lui-même possible au sein de la subjectivité transcendantale, elle est l’ »univers du sens possible ».

Le rapport entre la conscience transcendantale et son monde est un rapport de donation. « Des unités de sens présupposent une conscience donatrice de sens », ce qui signifie, une fois ce propos généralisé, qu’un monde, au sens phénoménologique du terme, présuppose une conscience donatrice de ce monde ; « toute réalité existe par une « donation de sens » [Alle Realität seiend durch "Sinngebung"] » ; « toutes les unités réales [Alle realen Einheiten] sont des « unités de sens » ». Cela vaut également pour la notion explicitement englobante de monde, puisque  » la réalité [Realität] et le monde [Welt] sont ici précisément un titre général pour désigner certaines unités de sens [...]« . Pour donner, encore faut-il avoir : il est implicite, tout du moins encore dans Ideen I, et tout particulièrement en son § 55, que la conscience possède le monde, de quelque manière que ce soit, et par conséquent aussi ce qui se donne pour la réalité. Ceci est tellement vrai que cette possession du monde par la conscience n’est pas médiate mais une possession en propre que la conscience se donne à elle-même, car « cette conscience [donatrice de sens] de son côté est absolue et ne dépend pas à son tour d’une donation de sens ». La donation du monde par la conscience tient à la possession du monde par celle-ci, il s’agit donc d’une auto-donation du monde de la conscience à elle-même au sein de son absoluité. Sans cette possession par la conscience, le monde ne pourrait tout simplement pas être en lui-même et par lui-même, « la réalité, aussi bien la réalité d’une chose prise séparément que la réalité du monde dans son ensemble, ne comporte par essence (au sens strict que nous prenons) aucune autonomie. Ce n’est pas en soi quelque chose d’absolu qui se lie secondairement à un autre absolu ; ce n’est, au sens absolu, strictement rien ; elle n’a aucune « essence absolue » ». La réalité du monde tient à la conscience : avoir un monde, voilà finalement ce que possède en propre, au sens aristotélicien du terme, une conscience. Et cette possession en tant que telle relève de l’essence même de la conscience : « l’avoir, c’est la conscience, et elle est partout précisément avoir ».

Ainsi pour qui connaît un peu de phénoménologie, l’expression « avoir un monde » est signifiante ; et même d’une signification évidente jusqu’à la trivialité. Cependant je veux malgré cela, ou mieux à cause de cela même, comprendre le mieux qu’il soit possible dans le cadre d’un mémoire de philosophie ce que signifie « avoir un monde » dans la pensée d’Edmund Husserl. Ou encore, il s’agit pour moi de savoir si cette expression atteint ou peut atteindre une dimension véritablement conceptuelle.


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